La misère se trouve à votre porte [done]

Elle n'était qu'une enfant alors. Sa mère, actrice ratée, aigrie, la délaissait. Elle n'avait jamais connu son père, sans doute homme de passage. À chacune des questions qu'elle avait pu poser à son sujet, elle s'était heurtée à un mur. Gamine paumée, dont les rêveries étaient peu à peu sappées par sa propre génitrice. Il l'avait connue par hasard. Une simple camarade de classe de sa propre fille. Il ne s'était guère attendu, un jour, à la trouver dans la pièce dans laquelle il avait entreposé ses instruments de musique, une pièce dont l'accès était normalement interdit à leurs jeunes invités. Il avait été prêt à la réprimander, voyant qu'elle avait touché à un modèle fort onéreux de violoncelle. Mais il s'était arrêté net. Il avait vu cette fascination dans ses yeux, accentuée par l'épaisseur de sa crinière brune, qui lui donnait un air sauvage. La lumière qui se reflétait dans le regard de la fillette. Une lueur qu'il connaissait bien. Elle lui avait posé de nombreuses questions au sujet de l'instrument, questions auxquelles il avait volontiers répondu. Il lui avait proposé de venir à l'un de ses cours. Elle lui avait répondu le plus simplement du monde qu'elle n'aurait pas suffisamment d'argent. Sans même le vouloir, il s'était entendu l'inviter le lendemain. Invitation qu'il réitéra le jour suivant. Celui d'après.
Ce devint un rituel. Tous les soirs après l'école elle venait, toujours ponctuelle. Et elle jouait. Il savait avoir du talent. Sa vie durant, il avait travaillé, jusqu'à atteindre l'excellence. Mais Apolline, elle, avait un don, aussi rare qu'exceptionnel. Il ne mit que peu de temps à le découvrir. Cette enfant était née pour jouer. Elle apprenait vite. Il ne se lassait plus de l'entendre. Rapidement, il songea au conservatoire. Ce fut une grave erreur. Lorsqu'il sollicita la mère de la petite, il découvrit une femme indifférente, qui ne comprenait pas quel avenir pourrait avoir sa fille dans la musique. Elle se montra si entêtée qu'il lui fut impossible de lui faire entendre raison. Il découvrit également qu'elle ignorait où sa fille passait ses soirées. Elle lui interdit formellement de revenir. Ce à quoi la gamine n'obéit pas. Elle était loin d'être idiote et savait comment dissimuler les choses à sa mère. Il se disait qu'avec son talent, un grand avenir s'offrait à elle. Comme il avait tort...

Combien étaient-ils, enfants de rien, engloutis dans le ventre de la capital, qui, à eux-seuls montrait son plus impitoyable visage? Ils n'étaient personne. Elle n'était pas mieux que les autres. Elle ne les avait jamais regardés, avant. À présent, elle était l'une d'entre eux. Petite joueuse de violoncelle qui hantait les couloirs du métro, tentant de gagner par son unique talent de quoi se nourrir. Ce n'était pas supposé arrivé. Elle avait débarqué, quelques années plus tôt, si enthousiaste. Elle avait un logement, ainsi qu'un travail qui lui permettait de payer ses études. Certes, elle avait parfois quelques difficultés à joindre les deux bouts, mais pas au moint d'imaginer un jour connaître cette extrême misère. La rue lui semblait alors un autre monde, si éloigné d'elle qu'il lui venait à peine à l'esprit. Qu'elle était naïve, qu'elle était idiote alors. Trop insouciante. L'engrenage s'était enclenché le jour de sa rencontre avec Paul, habitué du café où elle travaillait à l'époque. Ils se parlaient, parfois. Puis, un jour, sans prévenir, il l'avait invitée à prendre un verre, un soir. Elle, trop jeune, trop rêveuse, trop inexpérimentée peut-être, avait rapidement en lui un prince charmant. Mais pouvait-on la blâmer de n'avoir su déceler la véritable nature d'un tel manipulateur? Car il savait comme s'y prendre afin de réussir à la maintenir sous sa coupe. Il réussit tout d'abord à la convaincre d'abandonner ses études. Après tout, ne valait-il pas mieux qu'elle travaille à temps complet, et mette de l'argent de côté? Puis, il parvint à la persuader qu'il pouvait aisément subvenir à ses besoins. Peu à peu il se dévoilait sous son vrai jour. Il buvait et passait parfois des nuits entières à l'extérieur sans la prévenir. Elle éleva tout d'abord la voix. La première gifle partit, sèche. Elle en resta sonnée. Il s'excusa, et elle se persuada qu'elle devait passé l'éponge. Mais les choses ne firent qu'empirer. Elle avait compris dans quel cauchemar elle se trouvait, mais également qu'elle était piégée. Elle n'avait plus rien, ni argent, ni amis. Il lui avait également confisqué ses papiers. Elle haïssait et pourtant dépendait de son bourreau.
Puis, elle découvrit qu'elle n'était plus seule. Un petit être avait pris place en elle, sans même qu'elle ne le voit venir. Quand elle osa lui en parler, il entra dans une folle rage, et la chassa de chez lui. Elle eut à peine le temps de rassembler quelques affaires, sans compter son précieux violoncelle.
Presque deux mois dans la rue. Enceinte de trois. Elle songeait que bientôt, cela serait visible aux yeux du monde. Du moins si elle, ainsi que l'enfant survivaient. Elle ignorait encore si elle l'aimait ou non, si elle le désirait ou non. Elle se contentait de survivre. Elle était comme un animal sauvage, si farouche, et pourtant restée si fragile...